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Au Sud de l'Irak

Au Sud de l'Irak

Au Sud de l'Irak

Karbala, Irak, 25 février 2022

Pénétrer en Irak fut précédé d’une longue période de doutes, d’incertitudes et de grande anxiété. Ce mélange d’émotions n’était pas uniquement lié au mystère que représente une région comme le sud de l’Irak. C’était tout mon voyage qui me semblait partir à la dérive. J’avais à endurer une étape difficile tout en voulant être ailleurs. Et je pense qu’il n’y a rien de pire que de vouloir être ailleurs alors que l’on a choisi ce que l’on fait et où l’on est. Pourtant, je n’avais pas vraiment le sentiment d’avoir choisi ce retour en Iran mais plutôt d’y avoir été poussé par la force des choses. Fallait-il payer et envoyer la voiture par cargo de Bandar Abbas à Dubai ? Toutes ces formalités douanières que l’on résout avec beaucoup de patience, de nerfs, de millions de rials et de dollars américains. D’autres voyageurs semblaient s’y faire avec plus de calme et de raison. Peut-être, est-il vrai, que j’étais bien fatigué à force de réfléchir à un itinéraire viable qui m’emmènerait en Afrique. Je me souviens encore de ces matins où les premières pensées qui m’envahissaient au réveil étaient toujours les mêmes, une tornade de réflexions et d’anxiété sur la suite des opérations. Envoyer la voiture par cargo à Dubai pour la renvoyer de suite par cargo au Kenya me semblait au dessus de mes forces. Et à quel coût! Une fois de plus, j’étais triste et déçu car ce n’était pas du tout le voyage que j’avais voulu. Non seulement ça mais en plus il fallait rester, endurer et persévérer car je m’y était embourbé dans ce pétrin! Il n’y avait pas d’échappatoire. Avancer donc, mais comment !? Lorsque l’on déplie la carte du Moyen-Orient, tout semble si simple, il me suffit de prendre un ferry pour traverser ce petit bout de mer et puis là tout droit c’est l’Afrique. Et bien non! La réalité en est tout autre. Au point que plus vous avancez sur le grand échiquier moyen-oriental, plus vous devenez convaincu qu’un grand homme invisible et omniscient est bien décidé à tout faire pour vous mettre des bâtons dans les roues. Aussi, les pays arabes étant sujet à une certaine paranoïa quant à la pandémie, il fallait me faire vacciner au plus vite si je voulais progresser vers la péninsule arabique. L’Irak offrait la solution à ce problème.

Il fallait donc lever le voile sur l’Irak. Néanmoins, je combattais toujours dans mon esprit les démons de l’insatisfaction et du doute. Ne valait-il pas mieux rentrer et tout recommencer de la meilleure façon ? Après tout j’avais désormais acquis une certaine expérience qui me permettrait de mieux préparer un tel voyage. J’avais oublié pourquoi je voulais aller en Afrique ou plutôt je me rendais compte que je ne l’avais jamais su. Et puis je recevais toutes sortes de messages. "Tant que tu es bien c’est le plus important” ou “ce qui compte c’est que tu y prennes du plaisir”. Tout ceci me fit beaucoup réfléchir car il me semblait que tout ce que j’étais fier d’avoir accompli dans ma vie n’avait pas grand chose à voir avec la notion de plaisir. Alors pourquoi se forcer à vouloir avoir du plaisir à tout prix ? Le plaisir viendrait, il finit toujours par venir. J’étais tellement stressé par ce tumulte interne que j’aurais pu écrire à tout le monde à propos de l’impossibilité de faire un choix simplement pour satisfaire l’agitation de mon esprit. Il fallait faire le choix qui m’amenait à être la personne que j’avais envie d’être. Oui mais par quel chemin !? Il n’y avait pas de réponse évidente. J’étais face à plusieurs options toutes aussi insatisfaisantes les unes que les autres. Arrivé à Shiraz, comme mon état ne s’améliorait pas, je finis par écrire à une personne que j’admirais pour sa ténacité et ses accomplissements. Je n’attendais de lui rien de particulier. Cela me forçait à mettre des mots sur ce qui m’empêchait vraiment de continuer sereinement et c’était une façon comme une autre de d’éviter de succomber au stress induit par l’agrégation de mes émotions refoulées et des potentiels problèmes perçus. Sa réponse, courte et pertinente, me permis par la suite de me conforter dans ma décision finale.

Après une mauvaise nuit de sommeil dans le Duster, je me réveillai en sueur sous le soleil tapant de Bandar Abbas tout au sud de l’Iran. J’étais revenu en vitesse de Hormuz pour commencer les formalités d’envoi de la voiture par cargo à Dubai avec l’agent Morteza. Et puis, à la dernière minute, je sentis que ce n’était pas ma route à moitié décidé pour un passage par les terres à travers l’Irak. Car je songeais encore au fait qu’il me faudrait gérer cette étape sur trois semaines afin de faire les deux doses de vaccins requises. Le Kurdistan Iraquien au nord était réputé sans danger, ce n’était pas vraiment le cas pour le sud. Et comme je fais tout cela pour vivre, et non pour mourir, je me mis à faire des recherches. Cette étape de recherche pré-expédition me rappela l’époque où je scrutais Internet depuis ma colocation à Mexico tentant d’estimer tant bien que mal à quel point marcher tout seul en Alaska au milieu des Grizzlys pouvait être dangereux. Cette fois-ci, je tombai sur le Soldier’s handbook to Iraq, un manuel de 2004 destiné aux soldats américains dont la première moitié contenait toutes sortes d’informations intéressantes sur les coutumes arabes, leur vision du monde, un lexique sommaire ainsi que quelques leçons d'histoire et de religion. J’apprendrai plus tard que beaucoup de ces informations étaient dépassées. Personne ne s’offensait, par exemple, de voir la plante de mes pieds lorsque je n’en pouvais plus d’être assis en tailleur et que je succombais à l'idée d’étendre mes jambes. L’Irak de nos jours était bien plus avancée et les atrocités de l’État islamique reléguées de cinq ans dans le passé. Toutefois, lorsque l’on voyage seul et dans un véhicule aux plaques étrangères, il vaut mieux faire preuve de trop de prudence que pas assez. De toute manière, les checkpoints militaires incessants passeraient vite le goût à quiconque d’aller fourrer son nez partout. Il est aussi pratiquement compliqué de dormir dans la voiture comme je le faisais dans le Kurdistan iraquien sauf si l’on a le goût de se faire réveiller au milieu de la nuit par trois voitures de police et une dizaine d’officiers armés lançant des regards perplexes suivi d'une longue série de questions en arabe. Finalement, tout cela fut pour le mieux car le plaisir du voyage en Iraq passera surtout par les rencontres.

Je ne pourrais pas tout narrer ici mais l’hospitalité et la générosité des irakiens dépasse de loin l’imagination. À Basra, Hassan m’aidera à passer le coté irakien de la frontière, un réel labyrinthe confus et arabophone. Il m’invitera dans sa maison de famille et me donnera de quoi manger et dormir. Le soir je ne couperai pas au narguilé que j’avais si bien esquivé jusqu’ici. En Irak, je regrette le manque de café que j’affectionne tant pour le havre de paix qu’ils m’offrent et où je peux passer des heures à lire, penser et écrire dans une solitude qui m’est nécessaire. Ici, tout est fumoir à chicha où l’on y boit du thé beaucoup trop sucré, le temps passé à converser ou se divertir par d’interminables parties de backgammon. À Al-Madina, Samer m’accueillera dans sa maison, m’offrira des festins et fera tout pour que mon séjour soit agréable, nous visiterons ensemble les fameux marais de Mésopotamie. Je pratiquerai l’anglais avec ses deux fils et ne verrai jamais sa femme. C’est elle qui prépare nos repas et lave mes habits cependant je n’aurai accès qu’à une seule et unique pièce, celle des invités où l’on mangera en tailleur à même le sol et où je dormirai sur une natte sous une couverture lourde et chaude. Assis à l’avant de la pirogue qui sillonne à travers les marais, je prendrai la photo d’un buffalo nageant entre les roseaux et me sentirai pour la première fois un tout petit peu plus proche de ce que je recherche. Peut-être était-ce ce sentiment de liberté retrouvé, le vent qui souffle dans mes cheveux, glisse sur mon visage et l’embarcation filant sur l’eau des marais de Mésopotamie. À Nasariya, je rencontrerai Ali, mon hôte végane à la mentalité curieusement occidentale et au rire infectieux. À Najaf, c’est Mohammed qui m’accueillera dans sa maison de famille dans un village au milieu du sable et des palmiers. À Karbala, Hassan m’aidera à obtenir mon certificat de vaccination et nous fileront à toute vitesse à travers les rues de la ville sur un scooter sans casque pour esquiver le traffic infernal du jeudi. Et puis ce jour où ayant enfin trouvé par moi-même un endroit où manger quelque chose de moins gras qu’à l’accoutumé (riz, salade, aubergine en sauce), le jeune irakien assis en face de moi décide sur la base de quelques mots échangés en anglais et avec un grand sourire de m’offrir le repas. C’est la générosité des irakiens qui ne cesse de me prendre au dépourvu. Ne sachant trop comment y réagir, je l’accepte comme elle l’est, sans arrière pensée.

Demain, j’irai à Babylone. Quelle ironie de faire un si long voyage pour arriver devant la porte d’Ishtar et payer presque 20 dollars pour voir une réplique. L’originale est au musée de Pergame à Berlin. Maintenant je me souviens même l’avoir prise en photos, il y a de ça bien longtemps.


“L'histoire des hommes en Irak a commencé au bord des marais. Au plus profond de la nuit des temps, un peuple déjà socialement et culturellement avancé descendit du plateau irakien et se fixa dans le delta de l'Euphrate. Au cours du cinquième millénaire avant Jésus-Christ, ces nouveaux venus construisirent des habitations de roseaux et des bateaux, et se mirent à pêcher avec harpons et filets. Ils vivaient là à peu près comme y vivent les hommes d’aujourd’hui."  – Les arabes des marais, Wilfred Thesiger