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Au village des tueurs de tortues

Au village des tueurs de tortues

Au village des tueurs de tortues

Aujourd'hui j'ai appris qu'il y a des bananes qui ne sont pas faites pour être mangées comme ça mais doivent être cuisinées. Même que j'en ai mâché une pendant plusieurs minutes perdu quelque part au bord de la route fédérale entre Mexico et Oaxaca. Une mère et son fils dont le métier était apparemment de vendre des platano macho (musa balbisiana) à l'arrière d'un camion stationné au milieu de nulle part me regardaient d'un air confus alors qu'à cheval sur mon vélo j'essayais avec beaucoup de peine d'engloutir mon nouvel achat. Et c'est, croyez-le ou non, en regardant cette banane anormalement longue et étrangement orange d'un œil incrédule que je me fis la remarque que l'on n'arrête décidément jamais d'apprendre de nouvelles choses. Surtout, en voyage.

La route pour Oaxaca était longue, sinueuse et semblait jamais ne vouloir cesser de grimper et dévaler à travers les montagnes. Alors que je pédalais, cap Sud / Sud-Ouest, le soleil me rôtissait généreusement les avants-bras et le vent soufflait, comme à son habitude, de face. Si bien qu'après plusieurs jours à n'avoir eu que du vent de face et jamais de dos, j'établis la règle qu'au Mexique le vent souffle toujours de face peu importe la direction que l'on prend. Durant les périodes solitaires qu'offre le voyage à vélo, ce genre de remarque sarcastiques fait partie des petites choses qui égayent ma journée. Car si le paysage est parfois magnifique, la musique de mon mp3 exaltante et la chaleur écrasante, il n'en est pas moins qu'il me reste beaucoup de temps pour penser.

Alors je pense à ce que je vais bien pouvoir écrire. Il ne se passe pas grand chose, ça n'aide pas. Et puis mes pensées s'entremêlent au rythme de la musique. Je me mets à écrire mon histoire sur la selle de mon vélo. Je me dis qu'en écriture finalement ce qui compte c'est le rythme, justement. Et que si vous ne me croyez pas, il vous suffira de lire Apollinaire. Qu'il n'est pas nécessaire de savoir changer une chambre à air de vélo avant de se lancer dans la traversée d'un continent. Mais que si on le sait, c'est mieux. Qu'il faut toujours écouter les grandes personnes mais rarement faire ce qu'elles disent. Qu'il est plus difficile de remettre la chambre à air à l'intérieur du pneu que vous ne le pensez et que si vous voulez vraiment suivre les conseils de quelqu'un, essayez plutôt les enfants qui sont encore libre de tout conditionnement ou les vieux qui savent ce qui est important dans la vie. Même si ça ne marche pas avec tous les enfants ni pour sûr avec tous les vieux. Enfin, comme je vous le disais, mes pensées s'emmêlèrent.

Après avoir couvert 500km en quatre jours et demi, j'arrive à Oaxaca de nuit où je rejoins Yazmin mort de fatigue, un tendon d’Achille inflamé au possible et en grand besoin d'une douche. De là, nous prendrons une camionnette qui nous emmènera à travers le col reliant Oaxaca et Mazunte. Avec mon tendon qui me fait souffrir, je ne suis pas fâché d'esquiver cette ascension impresionnante. Pourtant, ce n'est pas sans inquiétude que je laisse le chauffeur attacher mon vélo sur le toit de son minibus. Je vérifie bien qu'il ancre les attaches au cadre et non pas aux rayons des roues comme ils le font parfois. Et puis nous nous endormons sans peine l'un contre l'autre alors que la camionnette pourfend l'obscurité de la nuit dans une course acharnée du chauffeur qui ne semble pas avoir la moindre peur de mourir dans un accident de la route.

Nous faisons un break à Mazunte afin de profiter de l'océan et cela me donne, par la même occasion, le temps de me remettre de mes blessures. Je prends des cours d'espagnol où j'amène mon livre de Gabriel García Márquez que je lis à voix haute. Mazunte est un ancien village de pêcheurs où l'on avait l'habitude de tuer des milliers de tortues par jour pour les vendre à l'exportation au Japon. La plupart des habitants du village travaillaient dans cette industrie sordide jusqu'au jour où une organisation de protection de la Nature réussit à convaincre les habitants d'arrêter le massacre et de construire un musée pour la protection des tortues. La construction du musée donnerait du travail aux villageois qui pourraient par la suite vivre du tourisme. Contre toutes attentes, ce plan plutôt optimiste fonctionna à merveille et aujourd'hui Mazunte est le genre d'endroit où l'on peut entendre un jeune dans la trentaine accoudé a une tablette en bois devant la boulangerie française du village (La Baguette) s'exclamer :

" The first time I came here and saw how the life was, I said to myself: that's it, I am gonna retire!" (la première fois que je suis venu et que j'ai vu comment était la vie ici, je me suis dit ca y est, je me met à la retraite)

Le type s'était installé là et travaillait dans un café avoisinant. Il ne semblait pas s'ennuyer le moins du monde et me paraissait tout à fait heureux. Moi, au contraire, après une semaine dans les trois rues au bord de la plage que forment ce petit village, j'avais gentiment l'impression d'avoir fait le tour. Et la lecture de l'usage du monde de Nicolas Bouvier ne fit qu'ajouter à mon ennui. Il ne suffit pas de savoir manier le vocabulaire pour intéresser le lecteur. Ce récit manque en tout point d'aventure à mon goût, en tout cas pour ce qui est du premier tiers*. Enfin passons. Le jeune homme eut au moins le mérite de me faire réfléchir à ce qui nous pousse à travailler autant et je décidai ce jour là qu'il n'y a, selon moi, que deux raisons de travailler. La première étant par nécessité d'argent et la seconde par plaisir. Je me promis donc de ne jamais travailler pour aucune autre raison. Puis, ce mélange d'impatience et d'enthousiasme qui m'emplit à chaque fois qu'il est presque temps de reprendre la route refit surface. Deux trois petits réglages sur le vélo, un peu d'huile sur la chaine et j'étais reparti vers le Sud, direction le Guatemala.

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* Le livre contient néanmoins quelques perles :

“ C'est la contemplation silencieuse des atlas, à plat ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ainsi l'envie de tout planter là. Songez à des régions comme le Banat, la Caspienne, le Cachemire, aux musiques qui y résonnent, aux regards qu'on y croise, aux idées qui vous y attendent... Lorsque le désir résiste aux premières atteintes du bon sens, on lui cherche des raisons. Et on en trouve qui ne valent rien. La vérité, c'est qu'on ne sait comment nommer ce qui vous pousse. Quelque chose en vous grandit et détache les amarres, jusqu'au jour où, pas trop sûr de soi, on s'en va pour de bon. ”

— L'usage du monde, Nicolas Bouvier