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Traversée de l'Atlantique Sud (2/2)

Traversée de l'Atlantique Sud (2/2)

Traversée de l'Atlantique Sud (2/2)

Vendredi 9 Juin 2023
Départ de James Bay (Saint Hélène)

KARAKA glisse doucement toutes voiles dehors cap 280° sur le Brésil. Toutefois, avant de rejoindre nos camarades dans leur périple à travers l’océan, je me dois de vous conter un peu de Sainte-Hélène et de ses habitants que l’on nomme avec justesse: Les Saints. Jamestown, sa capitale, fut le premier petit village qui se dévoila devant nous. Sa rue principale renferme toutes les nécessités pour les Saints. On y pénètre en passant une arche à travers les remparts et qui dévoile d’abord une église. Puis parsemés le long de cette rue, une bibliothèque, un musée, des hôtels et restaurants, un bureau de poste, une boulangerie, un bar, une banque et l’ancien marché qui contient désormais des échoppes. Une mention spéciale doit être faite pour le Consulate Hotel où je passerai d’agréable moments à flâner. C’est un hôtel au style colonial britannique dont l’entrée donne sur une salle spacieuse, rempli de canapés moelleux, ses murs ornés de tableaux représentant des scènes marines ou Napoléonesque et disposant d’un long comptoir recouvert d’un choix varié de pâtisseries sucrées et salées. Nous y passions une grande partie de notre temps afin de nous connecter à Internet qui coûte à Sainte-Hélène 6.60 livres par heure (7 EUR). L’intérêt principal de cet endroit fut pour moi les tenanciers qui sont des gens adorables et généreux à l’instar d'ailleurs de la plupart des habitants de l’île. Sur Sainte-Hélène, je vécu des péripéties qui amusèrent beaucoup Amélia, l’une des gérantes de l’hôtel. Amélia est une dame blanche d’origine sud-africaine, si je ne m’abuse, et qui est souvent de bonne humeur.

Un jour, à pieds nus sur le bateau, comme à mon habitude, et pressé d’attraper le petit bateau-taxi qui fait navette entre les voiliers et le quai, j’oubliais mes chaussures. Je me retrouvai donc en ville pieds nus. Comme j'étais en train de perdre une partie de Snooker face à Nathan, je commençais gentiment à perdre intérêt au jeu et décidai de donner ma place à Tiffany pour aller me dégourdir les jambes à travers la ville. L’idée me vint subitement de marcher jusqu’à la fameuse cascade en forme de coeur (heart-shapped waterfall) qui se trouve plus haut dans la forêt. Je me lançai donc pieds nus sur la route goudronnée puis sur le sentier dans la forêt. Et comme je m’y étais pris un peu tard, et que j’ai la voûte plantaire plutôt sensible, je ne fus de retour en ville qu’à la tombée de la nuit. Malheureusement, le dernier ferry avait déjà ramené tout le monde à leur navire et son chauffeur était déjà bien au chaud chez lui. Préparé à cette éventualité sur le chemin du retour, je m’étais déjà décidé à l’idée de nager jusqu’au bateau. Idée, je dois l’avouer, qui me réjouissait. Il ne me manquerait plus qu’un couteau entre les dents pour que je m’imagine être un pirate abordant un navire. J’avais donc prévu de me rendre au Consulate Hotel pour demander qu’on veuille bien me garder mon sac jusqu’au lendemain. Ce soir-là, ce n’était pas Amélia mais le bon vieux Peter, ce British à l’air un peu renfrogné au premier abord mais tout à fait sympathique une fois les premiers échanges passés. Il a notamment été propriétaire de nombreux bateaux et a fait plusieurs fois le tour du monde à la voile.

“Swim!!? No, you shouldn’t swim, it’s dangerous, there are currents!” (Nager!!? Non, vous ne devriez pas nager, c’est dangereux, il y a des courants!). Après quoi, il m’offrît de dormir sur l’un des nombreux canapés. Offre que j’acceptai aussitôt. Il disparu et deux minutes plus tard revint vers moi avec la clé de la chambre n°18. “We’ll give you a room - free of charge - you can rest and take a shower. Here is the key of the front door if you want to go out tonight.” (Nous allons te donner une chambre - gratuite - tu peux te reposer et prendre une douche. Voici la clé de la porte principale si tu veux sortir ce soir). Le lendemain matin, j’eus même droit à un petit-déjeuner anglais dans une salle spécialement prévue à cet effet avec buffet à disposition et Amélia qui n’en pouvait plus de rire de mon histoire de chaussures. Ce jour là, chaque fois qu’elle me croisa marchant pieds nus dans la rue, elle se mit à rire et je vis bien que ça la mettait de bonne humeur.


carte topographique de Sainte-Hélène


La deuxième histoire fut un peu plus intense. J’avais décidé de faire une des marches les plus connues de Sainte-Hélène à la course (ce qu’on appelle du trail running). La marche de Lots Wifes Pond vers Sandy Bay de l’autre coté de l’île. Je partis à nouveau un peu tard à cause d’une histoire de gaz et après avoir traîné un peu sur le wifi du Consulate Hotel. Mon idée était de faire du stop jusqu’à Sandy Bay et aussi pour le retour mais, à mon grand regret, il n’y avait pratiquement pas de circulation de l’autre côté de l’île car elle est peu habité. J’eus un lift jusqu’à St Paul’s, à mi-chemin environ, ce qui m’évita toute la montée pour atteindre les hauteurs de l’île. Je marchai ensuite 10km à la descente jusqu’à la plage de Sandy Bay pour rejoindre le départ du trail. En résumé, je finis ma course aller-retour vers 17h30 et, sachant que le dernier ferry est à 18h, et que je me trouvais à l’autre bout de l’île, je savais déjà que c’était loupé pour rentrer au bateau! Bien sûr, il n’y avait aucune voiture pour me prendre en stop. J’entrepris donc de m’occuper des choses de la survie. Dans l’ordre, tout d’abord il me fallait trouver de l’eau douce car j’étais à sec. Heureusement, j'entendis couler une petite rivière dans la forêt où je pus remplir ma gourde. Ensuite, comme la nuit tombait, il me fallait trouver un endroit où dormir. J’hésitais à frapper à la porte d’une des rares bâtisses qui se trouvait le long de la route mais j’optai finalement pour une jolie chapelle que j’avais vu à l’aller. À mon grand dam, la porte de la chapelle était close mais il y avait un goyavier juste à coté ce qui me permit de compléter mon souper de crackers avec quelques fruits presque mûrs. Puis je m’assoupis dans l’herbe au clair de lune. Je me réveillai au milieu de la nuit à cause du froid. Il était une heure du matin et je n’arrivais pas à dormir, je décidai donc de marcher jusqu’à Jamestown pour me réchauffer. Deux heures de montée et une heure de descente m’en séparait. Malgré mon GPS et ma frontale, je me perdis plusieurs fois sur le petit chemin dans la forêt car il me semblait que toutes les bifurcations à prendre étaient des petits chemins secondaires cachés dans l’obscurité de la nuit. Enfin, j’arrivai tel un pèlerin avec mon bâton en bambou dans la main droite sur la place principale de Jamestown vers 3h30 du matin. J’optais une fois de plus pour l’Eglise et cette fois, miracle, elle était ouverte. Je ramassai deux long coussins sur lesquels les fidèles s’agenouillent pour la prière et m’écrasai comme une pierre, face contre terre et ronflai probablement aussitôt. Le bruit des oiseaux me réveilla vers 7h du matin et je me rendis aussitôt au Consulate Hotel où je fus accueilli par Amélia. Je crois que je n’ai jamais entendu quelqu’un répété autant de fois “Oh, shame!” alors que je lui racontait mon histoire. Elle me réchauffa deux parts de gâteaux au fromage et prépara un bon pot de café et nous rîmes allègrement. Tel un zombie, j'errai en ville combattant la fatigue jusqu’au soir alors que j’entendais Amélia raconter à qui voulait bien l’entendre: “Can you believe it this man walked all the way from Sandy Beach!” (Est-ce que vous arrivez à croire ça, ce type a marché jusqu’ici depuis Sandy Bay). Et tout le monde répondre de la même façon: “Oh yes, that’s a long way!” (Ah oui, c’est loin!). Ma Garmin m’indiquai que j’avais parcouru plus de 40km et surtout ce n’est jamais plat! Je vous le confirme, it was a long way…


vue sur Sainte-Hélène depuis jacob's ladder
Vue sur Sainte-Hélène depuis le haut des 699 marches


Samedi 10 Juin 2023

Les marins parmi vous auront remarqués que nous avons mis les voiles un vendredi! Dans les esprits superstitieux, partir un vendredi porte malheur. Tom, de nature plutôt cartésienne, ne s’en préoccupe pas. Ce fut toutefois amusant de voir la tête des marins de Sainte-Hélène quand nous leur annoncions notre départ un vendredi! J’appris par la même occasion qu’il ne faut jamais amener de bananes sur un bateau de pêche. Une autre croyance qui porterait la poisse - et non la poiscaille! - quant au butin à retirer.


Dimanche 11 Juin 2023

Nous avons pêché un Mahi-mahi ! (dolphinfish en anglais)


pêche poisson mahi-mahi


Lundi 12 Juin 2023

L’équipage mange tranquillement à l’intérieur du carré lorsque soudainement… “CRACK!!”. Un fracas assourdissant venant du dehors suivi d’un nuage de poussière grise descend par l’écoutille centrale. Aurait-on démâté en plein océan atlantique !!? Frappé un container à la dérive !?


Mardi 13 Juin 2023

Un regard sur le pont permit de constater les dégâts. Nous n’avions pas démâté, c’est la bôme qui s’est tout simplement brisée en deux! (bôme: mât horizontal soutenant le bas de la grande voile) La cassure est nette au niveau du hâle-bas. Nous nous retrouvions donc non pas avec une bôme mais deux bômes! Ha ha.


bôme brisée sur le voilier KARAKA transatlantique 2023


“Tout le monde sur le pont!”

Nous fûmes soulagés de constater que le problème se trouvait isolé au pied du mât. A priori, ce n’était pas la fin du monde. Ou disons le début du bateau qui coule… avec nous dedans! Glou glou glou… Nous descendons le génois et le remplaçons par un Yankee (une voile d’avant coupée un peu comme un foc mais avec le point d’écoute très haut) qui porta le bateau à 5 noeuds malgré l’absence de grande voile, incroyable! Ah tiens, c’est marrant ça dégage la vue! Trêve de plaisanterie. Nous nous affairons à dégager la grande voile de son piège en démêlant les ris puis nous la plions religieusement. La bôme est attachée sous le dinghy (canot à rames).

- “Tom, tu sais pourquoi la bôme a cassé ?”
“ Hein… Pourquoi?”
“Parce qu’on est parti un vendredi!”
“Pff…!”

Allez Tom, je plaisante! Et surtout je suis heureux de ne pas être en train de patauger dans l’eau! Sacrée journée.


Mercredi 14 Juin 2023

À bord, se trouve un petit livre sur le ciel, les planètes et les constellations. Durant mon quart de nuit, en plein coeur de l’océan Atlantique, scintille somptueusement la voie lactée. Par ciel dégagé, je distingue la croix du Sud, une constellation d’étoiles qui indique le Sud. Aux latitudes proches de l’Equateur, il paraît que l’on peut voir se lever et se coucher tous les corps célestes. Tom m’a dit qu’il avait vu la lune se lever. Et moi, je contemple souvent la voie lactée comme nous le faisions, avec Yazmin, à l’époque où nous explorions le désert du Sahara au Maroc. Il n’y a rien de tel que le pont d’un bateau ou les vastes dunes d’Erg Chigaga pour observer les étoiles.

Un jour, je me suis emparé du Sextant et me mis à nettoyer ses miroirs. Puis, je me suis risqué à l’exercice ardu qui consiste à prendre une hauteur de soleil sur le pont d’un bateau qui roule. Car oui, le bateau roule encore et toujours. Sans répit. Il roule d’autant plus depuis qu’il est amputé de sa grande voile du moins c’est l’impression que cela me donne. Il roule sur une longue amplitude d’un bord sur l’autre sans jamais se fatiguer. Il me roule dans mon sommeil et me réveille sans cesse. Il nous envoie nous éclater sur le tableau noir si l’on a le malheur de perdre nos appuis quand nous faisons la cuisine. Il nous renvoie tout aussi vite nous cogner les hanches contre la cuisinière. A quelques malheureuses occasions, ce roulement machiavélique alla même jusqu’à jeter notre pitance à même le sol. C’est dans ces circonstances-là que l’expression mise au monde par Tiffany trouve toute sa valeur: “Sa mère la houle!!”. Effet cathartique garanti.

Et pour la hauteur de soleil au sextant, je n’y suis pas encore arrivé. Je descends bien le soleil sur l’horizon mais je finis toujours par le perdre en route. Et allez chercher cette petite boule jaune avec ce minuscule cercle blanc offert par le miroir d’un sextant. Non, c’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin, mieux vaut tout recommencer. Il s’agit donc de ne pas le perdre lors de la descente sur l’horizon. Plus facile à dire qu’à faire lorsqu’on se trouve assis sur une chaise à bascule! Allez ce n’est pas grave, je m’y remettrai une autre fois.


houle océan Atlantique Sud


Jeudi 15 Juin 2023

Aujourd’hui est un jour heureux car je travaille enfin mes photos d’Afrique. Vous ne vous rendez pas compte de ce que cela veut dire! Lorsque l’esprit est libéré de ses impuretés, tout se fait sans effort. L’homme redevient Nature. Comme disait Lao Tseu:

“Nature does not hurry; Yet everything is accomplished”
(La Nature ne se presse pas et pourtant tout est accompli)

J’écoute Manu Chao tout en travaillant mes photos. J’ai même découvert une chanson en portugais: Homens. Je comprends déjà assez bien les paroles. Je profite de tous mes quarts de nuits pour étudier le portugais brésilien.

Puis, j’ai relu Lermontov. Son style d’écriture me plaît beaucoup. Du rythme et un vocabulaire poétique. Enfin dans sa traduction française car je ne le lis pas, pour l’instant, en Russe. Étonnamment, ce sont des oeuvres datant de 1840 et publiées à titre posthume car, à l’instar de Pouchkine, il est mort jeune suite à un duel. Lermontov heurte le sol en 1841 à tout juste vingt-six ans.

Nous avons pêché un deuxième mahi-mahi à la ligne de traîne, plus petit cette fois! Son changement de couleur est impressionnant entre le moment où il vient d’être sorti de l’eau et après qu’il ait tiré le dernier souffle de ses branchies.


pêche mahi-mahi à la ligne de traîne


pêche mahi-mahi couleur blanc


pêche mahi-mahi couleur verte


Vendredi 16 Juin 2023

Vous vous demandez sûrement à quoi ressemblent nos journées sur Karaka. Et bien, cela dépend de la personnalité de chacun, de ses affinités, de ses habitudes, de ses intérêts, de ses compulsions. En ce qui me concerne, je dédie la plupart de mon énergie aux activités suivantes (sans ordre particulier): lecture de livre de non fiction sur la voile, la psychologie, le yoga, la philosophie, la méditation, toutes sortes de sujets m’intéressent, lecture de bande dessinées notamment Thorgal et Corto Maltese mais aussi bien d’autres que j’ai découvertes sur l’iPad d’Emma, lecture de romans, écriture de ce journal de bord, tenue du livre de bord qui contient une ligne par jour avec notre position, l’état de la mer, le cap, la vitesse du bateau, etc., écoute de podcasts notamment, Making Sense (les discussions de Sam Harris avec des personnages experts sur des sujets variés comme l’intelligence artificielle, la conscience et notre interprétation de la réalité, les récentes études sur le bonheur, l’addiction, la dépression et le sens de la vie, la physique et la philosophie, les réseaux sociaux et l’économie de l’attention, etc.), et parfois d’autres podcasts plus léger comme Offshore sailing and cruising with Paul Tramell ou encore le podcast de Sadhguru, un dessin animé excellent “Le chat du Rabbin” qui est une adaptation de BD qui met en perspective avec humour le judaïsme et l’islam, l’exercice physique dans la mesure du possible vu le roulis actuel c’est-à-dire, en ce moment, des pompes tous les deux jours selon un jeu que j’ai défini et qui consiste à faire vingt pompes toutes les deux minutes pendant dix minutes de façon à totaliser cent pompes en dix minutes, parfois des tractions sur les cordages qui mènent au mât, quelques drills inspirés du jiu-jitsu brésilien en jouant avec les prises de l’écoutille sur le pont arrière, une sorte d’Animal Flow en somme, la cuisine, boire du café, les cours de portugais brésilien que j’écoute sans manquer durant mon quart de nuit, flâner au soleil sur le pont ou m’y laver, contempler les vagues, prendre des photos avec mon Fujifilm XT-2, lever les filets des poissons que l’on pêche, quoi d’autre…?

Nathan met l’accent sur l’exercice physique. Gunnar sur les épissures et la pêche. Tiffany sur la guitare et la contemplation de la mer. Emma sur la cuisine. Tom sur la lecture et la navigation. Apolline, quant à elle, a débarqué à Sainte-Hélène. Je ne l’avais pas mentionné jusque-là mais nous ne sommes désormais plus que six pour aller à Salvador de Bahia. L’ambiance à bord est agréablement détendue.


Emma fait des gyozas
Emma fait des gyozas


Nathan prend sa douche sur le pont
Nathan prend sa douche sur le pont


Tom fait son quart
Tom fait son quart


Diner oriental pour tout le monde
Diner oriental pour tout le monde


Tiffany en cuisine
Tiffany en cuisine


L'auteur à l'avant du bateau
L'auteur à l'avant du bateau


Plume qui dort sur le bouquin de Moitessier
Plume qui dort sur le bouquin de Moitessier


Incipit de l’épisode “La cour secrète des Arcanes” de Corto Maltese dans sa version animée:

CORTO: Ce serait bon de vivre une fable…
BOUCHE DOREE: Mais toi, tu vis continuellement une fable, tu ne t’en aperçois plus, lorsqu’un adulte entre dans le monde des fables, il ne peut plus en sortir, le savais-tu ?

Je me sens tantôt Corto, tantôt Thorgal, mais surtout moi. Et c’est tant mieux car c’est ma vie qui reste à vivre.


Thorgal
Thorgal


Samedi 17 Juin 2023

Comme je l’ai déjà mentionné, KARAKA navigue sur régulateur d’allure, un dispositif mécanique qui permet de garder le bateau sur son cap. Il n’y a donc pas vraiment besoin de barrer sauf durant les rares manoeuvres qui consiste pour cette traversée en une poignée d’empannages lorsque l’on est monté trop au Nord ou descendu trop au Sud. J’avoue que cela me manque un peu car d’une certaine manière j’aime barrer. C’est comme si un pilote d’avion n’avait pas à toucher le manche durant tout le vol, il se sentirait peut investi dans le pilotage, pas vrai? Et les rares occasions de pilotage du bateau sont réservées à Tom. Néanmoins, les règles de navigation nous impose d’assurer une veille constante afin de prévenir les risques de collisions avec d’autres bateaux, avec des objets flottant ou tout simplement en cas de problèmes inopinés tel qu’une rupture de bôme par exemple. Bon là mauvais exemple, nous étions tous en train de nous servir à manger dans le carré.

Le système de quart est le suivant : 2h de quart suivi de 10h de repos puis 2h de quart et ainsi de suite. Pour assurer une rotation des quarts, nous déterminons que le quart de midi à quatorze heure est un quart commun ce qui permet de sauter un tour et décaler tous les quarts, c’est-à-dire, par exemple, que si j’étais de quart de 4h à 6h du matin, je le serai ensuite à nouveau de 18h à 20h. Et ainsi de suite.


Lundi 19 Juin 2023

Nous entrons dans la dernière semaine de cette traversée. Chaque lever de soleil nous offre la même quantité d’espace et de temps à occuper comme bon nous semble jusqu’à ce que la tombée de la nuit vienne nous plonger dans cette torpeur soporifique. Il n’y a qu’un seul moyen pour se sentir serein: lâcher prise sur l’envie d’arriver. Avoir envie d’être ailleurs, d’être déjà arrivé, d’être libéré de cette coque métallique, tous ces désirs ne mènent qu’à la frustration. Heureusement, je ne me sens pas rongé par cette maladie. Les instants où je sentis que j’avais hâte d’arriver furent plutôt rare. Même s'il est vrai que je me réjouis de découvrir Salvador de Bahia, la culture du Brésil, sa cuisine et son atmosphère. Je me réjouis de la première session de surf, du premier entraînement de jiu-jitsu brésilien, de mes premières conversations en portugais, de ce prochain chapitre qui s’ouvre et qui amène une nouvelle liberté.


Mardi 20 Juin 2023

Le vent a faibli et nous n’avançons désormais plus qu’à 3-4 noeuds malgré deux grand génois gonflés en ciseaux à l’avant, une petite voile de tempête dans l’axe du bateau pour le stabiliser et la voile d’artimon à l’arrière. J’en profite pour me laisser tirer nu derrière le navire, m’immerger complètement dans l’eau tiède et salée de l’océan et sentir le courant glisser le long de mon corps. Les douches à l’eau douce ne sont plus nécessaires. Le sel ne se fait pas trop sentir sur la peau. Un coup de savon et d’eau douce de temps en temps suffit à chasser les odeurs. Le pont du bateau avec sa brise fraîche et ses rayons de soleil caressant la peau m’appelle doucement aujourd’hui. J’ai pris le temps pour une petite session de shadow boxing, de yoga et d’étirements. Le bateau est plus stable et le moral de l’équipage est au beau fixe!

Des mahi-mahi nagent le long du bateau, ils chassent. Tom sort son fusil harpon et Gunnar la cane à pêche. Et moi, j’immortalise le moment. Nous nous amusons pendant une heure à essayer d’en attraper un mais pas la peine. Tant pis! Emma nous a préparé des chapatis, du houmous et un mélange de légumes et fêta aux épices délicieux. C’est une cuisinière hors pair! Au point que parfois je me retiens de cuisiner en espérant que ça soit elle qui s’y colle car c’est toujours un régal! Puis nous avons eu droit au spectacle d’une grande baleine à l’arrière de KARAKA. Elle nous suivait et remontait de temps en temps à la surface pour cracher son jet. Quelle journée mémorable.


Une baleine nous file le train


Mardi 21 Juin 2023

Ça mords! Un Barracuda!


pêche barracuda


pêche barracuda dents tête


Vendredi 23 Juin 2023

Il ne reste qu’environ 400 miles nautiques soit trois jours et demi à cette allure. Le vent a forci ces derniers jours et nous filons à 5 noeuds de moyenne plein ouest vers Salvador de Bahia. Tout va bien à bord. Chacun profite de ces derniers jours en mers pour faire ce qu’il avait envie de faire durant la transat. Je crois que tout le monde se réjouit de découvrir la culture afro-brésilienne de Bahia. Ça me fait quand même un peu bizarre d’arriver, je ne saurai trop dire pourquoi, on s’habitue à son quotidien. C’est une chose que j’ai souvent remarqué, l’Homme s’habitue à tout. Nous sommes malléables, nous prenons forme. Il faut ensuite une force extérieure pour remodeler tout ça ou une force intérieure pour ceux qui ont ça en eux. Je me réjouis aussi de voir des gens. Je veux dire d’autres gens. On s’aime tous beaucoup sur le bateau mais ça me ferait du bien, je crois, de passer du temps avec d’autres personnes, d’autres tempéraments, d’autres énergies. Je suis satisfait de ma traversée, j’ai su user de mon temps. J’ai été utile et efficace sur les manoeuvres, présent avec la mer, étudié le portugais à raison de cinq leçons par quart de nuit, fait de l’exercice pour rester en forme, tenu ce journal de bord, retouché mes photos d’Afrique, écris de nouvelles pages pour mon site, lu quelques bouquins, révisé mes notions théoriques de voile, cuisiné pour la communauté, conversé et été présent avec tout le monde sur le bateau sans discrimination et ne me suis fait de souci ni pour les choses du passé ni pour celles du futur.


Mardi 4 Juillet 2023

Nous sommes arrivés au port de Salvador il y a exactement une semaine. Le temps s’est écoulé si vite que je n’ai même pas remarqué tout le sable qui s’était accumulé au fond de mon sablier. Il est grand temps de le retourner et de me remettre au travail. J’ai un journal de bord à finir pardi! L’entrée au port de Salvador fut épique. Vue du bateau, la ville découvre une haute tour beige, l’ascenseur Laçerda, entourée d’étendues vertes. La marina se trouve dans la basse-ville (cidade baixa) avec en haut le fameux centre historique: le pelourinho. Retour abrupte à la civilisation.


arrivée au port de Salvador de Bahia Brésil


Je me sentis tout d’abord submergé par toutes ces idées que je m’étais noté pour plus tard. Puis, ma sensibilité au bruit me paru encore plus exacerbée qu’à l’accoutumée. Et, avec le retour à l’Internet, revint cet éparpillement de l’esprit qui épuise et ne mène à rien de véritable. Je me mis immédiatement au portugais car ici personne n’eut jamais ne serait-ce qu’un seul mot d’anglais à mon égard. La grande majorité des bahianais ne parlent que portugais ce qui promet des progrès fulgurant de mon coté. J’ai trouvé une petite académie de jiu-jitsu brésilien dans le quartier de Barris juste derrière le pelourinho. L’entraînement y est dur et les pratiquants sont fiers et rudement entrainés. L’instructeur Grimaldo Oliveira est ceinture noire 4ème degré sous Edson Carvalho. J’ai choisi un retour assez fort à cet art martial car je sais qu’à moins de m’installer définitivement à un endroit précis, il sera difficile de m’entrainer dans la continuité. Je profite donc de ce temps à Salvador pour récupérer les acquis de mes quelques mois d’entrainement à Mexico il y a de ça déjà cinq ans. Je me rends à l’entrainement matin et soir, trois fois par semaine (lundi, mercredi et vendredi) tout en essayant de me reposer au maximum les autres jours. Juillet sera dédié au Jiu-Jitsu et à l’absence de mouvements superflus.


BJJ à Salvador


Que faire ensuite? Répondre à l’appel du destin qui me pousse encore et toujours vers les tempêtes et les luttes? M’installer quelque part et laisser pousser mes racines dans un terreau fertile? Que sais-je? “Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie” (Pascal). Une chose est sûre, il faut sans cesse remettre l’ouvrage sur le métier. Tout ira bien.


Jeudi 13 Juillet 2023

Les jeudis soirs c’est « open mat ». C’est-à-dire du combat pur sous forme de sparring. L’instructeur désigne les combatants, du un contre un évidemment. Il enclenche un timer de 5 minutes et c’est parti. Ansi de suite, se succèdent les combats où l’on fera face à plusieurs adversaires dans la soirée. L’échauffement c’est ton problème alors il vaut mieux venir un peu avant le début car dès le retentissement de la cloche, c’est combat! Malgré mon bon cardio, c’est une lutte dure et intense, je transpire comme jamais. A la fin de la séance, la traditionnelle photo est prise et l’instructeur Grimaldo nous appelle à nous réunir comme pour une mêlée de rugby. Mais.. que se passe-t-il ? J’entends comme une prière en portugais, ils remercient Dieu pour la nourriture, un toit, le jiu-jitsu brésilien qui aide pour la vie. Je ne comprends pas tout bien sûr mais le regard pointé sur le tatamis, j’observe et j’entends les gouttes de sueur qui coulent le long de mon nez, de ma barbe, pour aller s’écraser entre mes pieds.. Ploc! Ploc! Ploc!… Puis retentit à l’unisson: “(…) Amen!”


BJJ open mat à Salvador
BJJ Open Mat



“Et maintenant, dans cette forteresse où je m’ennuie, je songe souvent au passé et je me demande pourquoi je n’ai pas eu l’envie d’entrer dans ce sentier que la destinée m’ouvrait et où m’attendaient de douces joies et de calmes émotions ?… Non ! Je n’aurais pu me faire longtemps à ce sort ! Je suis comme un matelot qui est né et a grandi sur le pont d’un corsaire errant. Son âme est habituée à vivre au milieu des orages et des luttes ; revenu au port il s’ennuie et languit, malgré les bocages ombreux qui l’invitent doucement à rester et le soleil tiède qui le réchauffe. Il erre tout le jour sur le sable du rivage, n’écoutant que le monotone murmure des flots qui s’agitent et ne regardant que les lointains brumeux.”
– Un héros de notre temps, Lermontov