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La terre promise

La terre promise

La terre promise

J’ai laissé filer le temps et me voilà perdu dans l’immensité nébuleuse de mes souvenirs. Les questions me taraudent : que raconter ? ou plutôt : que ne pas raconter ? J’expérimente, me laisse porter par les courants changeants, me perds souvent et me retrouve parfois. Et puis je rencontre des gens et je les écoute parler… Parfois, je repense a cet homme qui avait décidé de se taire pour une journée et qui s’est finalement tu pendant dix sept ans. Que se passerait-il si je me mettais à faire pareil ? Juste par curiosité. Je me mets alors en scène dans mon quotidien de voyageur, ne pipant mot, à gesticuler comme un imbécile pour me faire comprendre… Quelle idée étrange..! Allez, si vous voulez bien, essayons de remettre un peu d’ordre dans ce brouillamini…

Après quelques modestes aventures dont je commence à avoir l’habitude, j’arrivai à Tashkent par le train de nuit. J’avais réussi a obtenir un billets des moins cher depuis Bukhara (9 $) en platskarny, ce qui veut dire, normalement, assis sur un petit siège tout droit et dur comme un caillou. Cependant, la couchette en dessus de moi étant encore libre, je décidai de m’y installer au culot. L’audace est au voyageur une de ses rares distractions. Sans elle, l’ennui a vite fait de vous gagner dès lors que le paysage ne se charge plus de vous distraire. A moitié malade de je-ne-sais-quoi (j’arriverai tout blanc à Tashkent tout droit sorti de ma mésaventure turkmène), je m’allongeai avec plaisir sur cette planche de bois dont le seul confort est dû à une fine couche de mousse recouverte d’un vieux cuir bordeaux. Allongé sur le coté, le regard absorbé par cette ravissante femme aux cheveux d’ébènes qui se trouvait assise juste en diagonale de moi, je peinais à trouver le sommeil. Elle me surpris quelques fois à la contempler. Je m’efforcai alors de regarder ailleurs, sans succès, mes yeux finissant toujours par y revenir car c’était la seule beauté à pouvoir satisfaire mon âme dans ce wagon miséreux. Et puis, je finis par m’endormir…

Quelques fois réveillé par les allées et venus des passagers cherchant leur couchette (peut-être la mienne?), je n’ouvris pourtant pas les yeux par crainte de devoir reprendre mon siège. J’entendis alors la jeune femme informer quiconque tentait de me questionner de mon inaptitude à parler russe, ce qui eut pour effet de décourager même les plus téméraires. Après 10h de merveilleux sommeil, je retrouveai Victoria, mon hôte couchsurfing, devant la gare centrale de Tashkent. C’était le 28 décembre 2012, elle avait été la seule à m’inviter à ce moment innoportun où la plupart ont déjà leurs projets pour la dernière soirée de l’an. J’étais sur mes gardes après l’épisode turkmène et, après avoir échangé quelques mots, ce fut le trajet de taxi le plus silencieux qu’on n’eut jamais connu. C’est à ce moment précis que je compris l’impact que cette histoire de vodka avait eu sur moi. Il allait falloir me retrouver une fois de plus… Et ceci, Nicolas Bouvier le décrit si bien par ces mots :

« Voyager : cent fois remettre sa tête sur le billot, cent fois aller la reprendre dans le panier à son pour la retrouver presque pareille. On espérait tout de même un miracle alors qu’il n’en faut pas attendre d’autre que cette usure et cette érosion de la vie avec laquelle nous avons rendez-vous, devant laquelle nous nous cabrons bien à tort. »

J’étais venu directement à Tashkent (sans m’arrêter à Bukhara ou Samarkand) afin de faire mes visas afghan et tadjik. Un magnifique bouquin de Kessel sur l’Afghanistan ainsi que d’innombrables récits de voyages glanés sur Internet alimentaient en moi une attirance inexplicable pour ce pays. Je n’avais pas peur, j’avais lu presque tout ce qu’il était possible de lire sur l’Afghanistan et je savais plus ou moins à quoi m’attendre. La région la plus sûre pour un voyage en solitaire était le nord du pays et les villes Mazar-e Sharif et Kabul. Seul problème, il me faudrait passer par Kunduz pour rejoindre le Tadjikistan et il n’est pas très avisé de s’y rendre tel Tom Sawyer, la mine enthousiaste, les deux pouces coincés derrière les bretelles de son sac à dos. Comme souvent, je me dis que je trouverai une solution quand j’aurai rencontré mon contact à Kabul, un photographe freelance du nom de Joël. Après quelques mensonges sur mes intentions de voyage (j’avais omis Kunduz de l’itinéraire), ma demande de visa était en passe d’être acceptée au consulat afghan de Tashkent quand on me demanda « un dernier document pour ma sécurité » : soit une copie des réservations d’hotels pour les nuits passés à Mazar et Kabul ou une lettre de Joël m’invitant à le rejoindre à Kabul. N’étant pas très motivé par la perspective de réserver mes hotels à l’avance, j’écris un mail à Joël pour lui expliquer la situation. Il veut bien m’aider avec une lettre mais d’abord me refait un petit topo de la situation. Mis à part la plupart des choses dont j’étais déjà au courant viennent s’ajouter la question d’argent (il vaudrait mieux investir un peu pour garantir un minimum de sécurité, hotels, transports, etc.) et de responsabilité. Je commence à me poser les bonnes questions. Je pense à ma famille à qui j’avais fait la promesse de faire attention, ma soeur, ma mère, mon père, mes grands-parents, tout le monde y passe. C’est comme s’ils me regardaient dans le blanc des yeux… D’un autre coté, je suis si près! Je n’aurai peut-être plus jamais la chance de découvrir par moi-même ce mystérieux pays et son peuple dont on dit tant de belles choses! … Ce soir là, je m’endormis l’esprit plein de contradictions, partagé entre la passion et la raison, n’ayant pas la moindre idée de quels chemins prendre.

Le lendemain, je décide de suivre la voie de la sagesse. Si j’avais été seul responsable, j’y serai allé c’est sûr mais j’ai fait une promesse… et je crois qu’il est important pour un homme de tenir ses promesses. Je me console en me disant que j’irai dans le cadre d’un autre voyage, mieux préparé. Il y a encore tant de chemin à faire et ce n’est pas le moment de plier!

Mon expérience de l’Ouzbékistan sera conté dans un prochain récit. En attendant, voici un très court extrait du livre Les cavaliers de Joseph Kessel :

« Qu’a-t-il besoin de courir l’homme pour lequel il n’est point de retour ?
Pas de retour, cela de toute manière était sûr. Et le but? La frontière russe était proche. Ensuite – Tachkent, Samarcande ? Il y avait aussi, du côté de l’Iran, ces déserts impitoyables, inconnus. Il pouvait s’y enfoncer, s’y perdre….Et aussi l’horizon où le soleil se lève. Après la province de Mazar, après le Kataghan, après le Badakchan, au bout de la terre afghane, il y avait le Qual. En Panja, le couloir du mystère, si haut, si haut qu’il touchait au Toit du Monde…. On y voyageait sur des buffles à fourrure blanche …. L’homme des neiges y habitait….Ainsi rêvant, Ouroz sortit du domaine. Alors, pensées, projets ou songes – rien n’eut plus de sens pour lui.
Rien que la steppe. Devant lui. A lui. A lui, né une deuxième fois pour elle. Net dans ses riches vêtements, fort et souple sur sa selle. Et libre comme personne sur terre n’avait pu et ne pouvait l’être. Il serrait entre ses cuisses l’étalon qui, en beauté, en vigueur, n’avait point son pareil. Et comme lui, fils des steppes, dévoré par l’instinct de fondre sur ce frémissant espace. Par sa peau, ses os, ses nerfs, tout son sang, Ouroz, dans son désir, était avec Jehol une seule créature. »